Montaigne disait de l’adolescence que c’était un « passage ». Ce moment est en effet à la croisée de l’enfance et de la vie adulte. Ce passage entre deux périodes de la vie, importantes car concernant le passé et l’avenir du sujet, comporte beaucoup de changements tant sur le plan subjectif que sur le plan des relations aux autres.

Freud parle quant à lui des « métamorphoses de la puberté »[1] , les pulsions partielles vont devoir s’organiser pour se mettre au service de la pulsion génitale. Il faut que la pulsion autiste se métamorphose en pulsion altruiste.

En outre, le petit d’homme, qui est profondément immature, va devoir passer d’une position d’objet à une place de sujet. Et, cette question de l’adolescence, où la sexualité va faire signification, exige que le sujet se positionne.

 

 

 

            Selon Freud, le caractère le plus frappant de l’activité sexuelle de l’enfant est qu’elle n’est pas dirigée vers quelqu’un d’autre. La sexualité est « auto-érotique ».

La pulsion sexuelle s’étaye sur la pulsion d’auto-conservation pour s’en détacher ultérieurement. L’enfant se satisfait donc sexuellement à travers son corps et indépendamment du monde extérieur. Mais à cette époque il n’y a pas d’unité du corps, toute zone peut être érogène. C’est sur ce point que Freud a suscité de vives réactions, car si toutes les parties du corps de l’enfant peuvent donner matière à satisfaction sexuelle, indépendamment de la zone érogène génitale, dès lors l’enfant peut être qualifié de « pervers polymorphe ». Mais il ne s’agit pas de la sexualité adulte, on est au niveau des « pulsions sexuelles partielles ». Le plaisir de chaque zone érogène fait que l’enfant explore son corps et le monde extérieur.

Il va falloir que toutes ces zones s’orientent pour passer des pulsions partielles à la pulsion sexuelle sous le primat du génital pour servir le sujet et l’espèce. Il va donc y avoir, en partie, refoulement ou sublimation des pulsions partielles. Si ce n’est pas le cas cela donnera lieu à la perversion, qui est qualifiée de « négatif de la névrose », au sens photographique, pour cette raison. Ce qui ne s’exprime pas dans la névrose le fait dans la perversion.

La zone sexuelle génitale, finissant sa maturation lors de l’adolescence, l’individu sera prêt pour une sexualité adulte dite normal et les pulsions partielles viendront compléter et même soutenir la pulsion génitale. Mais pour se faire, il faudra passer par un choix d’objet extérieur. 

En 1912, dans le troisième chapitre de Totem et tabou, Freud va introduire une phase intermédiaire entre l’auto-érotisme et l’amour d’objet. Ceci donne lieu à la première définition du narcissisme. Les pulsions partielles, une fois réunies en une seule pulsion sexuelle, ne seraient pas dirigées vers l’extérieur, dans un premier temps, mais vers l’intérieur. Freud envisage le « stade du narcissisme » comme un premier moment où l’objet des investissements libidinaux est le sujet lui-même, ce qui n’est pas sans conséquence sur l’investissement des objets extérieurs, venant ensuite.

 

En effet, à l’adolescence le narcissisme est très impliqué. Lorsque l’adolescent devra se séparer de ses premiers objets libidinaux (parents et fratrie) pour tourner sa libido vers l’extérieur, il se dirigera vers un choix d’objet homosexuel. Il sera à la recherche du semblable. Le choix d’objet hétérosexuel venant dans un second temps.

 

Dans Les trois essais sur la théorie sexuelle, Freud consacre une partie à « la découverte de l’objet ». « La découverte de l’objet est à vrai dire une redécouverte » [2]. Freud ajoute ceci en 1915, soit après « l’introduction au narcissisme », pour marquer les deux voies possibles pour la découverte de l’objet : par étayage et narcissique. La seconde va dans le sens de ce qui est dit plus haut sur le choix d’objet homosexuel. L’objet ne serait qu’une redécouverte car toujours déjà perdu, d’où le fait qu’il soit teinté d’inquiétante étrangeté. Son « unheimliche »[3] tient au fait qu’il évoque en nous quelque chose de connu mais refoulé. Il y a donc une représentation là où il ne devrait rien y avoir. Selon Lacan c’est ce trop plein de représentation qui provoque l’angoisse. Si Freud dit que l’objet est toujours perdu c’est parce qu’on se forme une représentation de l’objet en le perdant. C’est de l’absence du sein –soit sa perte- que l’enfant se forme la représentation globale de la mère pour comprendre que le sein lui appartient, car au début la mère et l’enfant ne font qu’un. Psychiquement il y a toujours cette poursuite de l’objet, qui nous manque et que nous ne pouvons atteindre car nous l’avons déjà perdu. Nous allons donc vers l’autre pour qu’il remédie à notre manque (c’est comme ça que nous apprenons à aimer l’autre). Nous lui concédons ce que nous n’avons pas qui est, pour Lacan, le phallus. Freud le dit bien dans la partie sur l’« objet sexuel de la période d’allaitement »[4] où l’objet permettrait de « rétablir le bonheur perdu ». Il s’agit donc bien de quelque chose de  perdu, de ce fait le bonheur n’est qu’illusoire, tant que l’on veut croire qu’il s’agit de l’objet de l’enfance. Robert Musil rend bien compte de ceci dans le récit de la vie d’un adolescent, L’élève Torless : « Ni la cruauté ni la sensualité n’avait en lui aucun objet réel ». Torless se rend compte que ce n’est pas l’objet, Basini, qui est la cause de cela. Ce que l’objet suscite ce n’est pas lui qui en est la cause. L’objet n’est qu’une redécouverte d’un objet donc seul l’ombre de l’objet.

 

 

            Cette dialectique sujet-objet n’est pas simple pour l’individu. Lorsque Freud parle de métamorphose, il fait référence à la vie pulsionnelle donc la vie inconsciente. Mais on peut considérer que cela concerne aussi le passage de la position d’objet à celle de sujet. En effet, les êtres humains sont les seul, dans le règne animal, à être aussi dépendant à leur naissance et pendant une longue période. Ceci a des répercussions au niveau psychique.

Cette dépendance du nourrisson fait de lui l’objet de la personne soignante, l’enfant jouie des soins de sa mère. Cette question de la jouissance est importante car elle explique en partie la difficulté que l’adolescent aura de conserver sa place de sujet. L’enfant attend de sa mère la jouissance de son bien-être, ce sont les relations qu’il a avec elle « qui remédient à son état d’impuissance et satisfont ses besoins »[5] . Il est totalement passif dans cet échange, d’où cette jouissance car il n’a pas besoin de se maintenir dans la place difficile, qu’est celle de sujet.La jouissance c’est se soustraire avec intention de ne pas voir et ne pas entendre. C’est toute la complexité des perversions sexuelles car à un moment le sujet demande à être « objet » de jouissance de l’autre. Le désir a une dimension perverse. Freud disait que la jouissance avait à voir avec la pulsion de mort, c’est ce qui est « au-delà du principe de plaisir ». Il va être difficile pour l’enfant de ronger sur cette passivité pour devenir sujet, car il va perdre en même temps la jouissance qu’il en retirait. Mais l’angoisse, qui accompagne cette jouissance du fait de dépendre totalement d’autrui et d’y être assujetti, ainsi que le reflux de la pulsion de mort sur l’individu, permettra ce passage. Mais ce que Freud a élaboré sous le terme de « régression » nous permet de comprendre que face à des difficultés, nous aurons parfois tendance à abdiquer sur notre subjectivité pour plus de facilité. Ainsi, selon R. Cahn, il y a « diverses et multiples défenses, labiles, passagères, présentées par l’adolescent face au danger pour lui de s’assumer comme sujet »[6]. On peut donc apercevoir à l’adolescence des défenses archaïques de type psychotique, mais il faut faire attention de ne pas y associer de suite un diagnostique, mais observer l’évolution. On entend bien ceci dans le discours de l’adolescent qui dit souvent « ce n’est pas moi ! » ou « je n’était pas le seul ! ». Il a du mal à demeurer sujet de ses actions dans toutes les situations, surtout si elles sont négatives.

 

L’adolescence est un moment important dans le processus de subjectivation, c’est à cette période que l’adolescent doit assumer une position sexuée. L’activité sexuelle devient possible à cet âge. Le parent du même sexe va jouer un grand rôle car il va y avoir quelque chose d’une autorisation et d’une transmission. La transmission peut se comprendre par le fait de l’identification de l’enfant au parent du même sexe, soit « que le moi fasse siennes les propriétés de l’objet »[7]. « Le petit garçon fait montre d’un intérêt particulier pour son père, il voudrait et devenir et être comme lui »[8]. L’adolescent prend donc, grâce à un travail qui à débuté dans l’enfance, modèle sur son père. Il en est de même pour la fille avec quelque chose d’une rivalité avec la mère. C’est en ces termes que quelque chose d’une autorisation se joue à ce moment. Les parents autorisent les enfants à passer à une autre génération. L’adolescent s’identifie donc à une image sexuée, ce qui fait écho à l’identification au miroir.

Lacan, le 17 juillet 1949 à Vienne, a fait une conférence sur « le stade du miroir  comme formateur de la fonction du je ». Il est question, dans cette conférence, de l’identification de l’enfant à une « gestallt », une forme unifiée de lui-même. Ce dispositif nécessite la présence de l’enfant, d’un miroir et de la mère (autre). Toute la difficulté de ce moment, pour la question qui nous intéresse, est que l’enfant va s’identifier en tant que sujet à une forme dans le miroir, soit un objet. L’enfant, à cette époque, se vit comme morcelé et il va voir dans le miroir une image de lui unifiée, d’où la jubilation. Il y a donc une discordance entre ce qu’il ressent et ce qu’il voit. L’enfant va anticiper une belle image de lui, unifiée, dans laquelle il va se précipiter et fonder son moi, qui dès lors appartient au registre imaginaire. Mais alors pourquoi le stade du miroir est-il formateur du je ? Il est formateur du je grâce à la présence de l’autre, qui va introduire la dimension symbolique. C’est la mère, en général, qui va, par la parole, lui garantir que cette image c’est bien lui. D’où l’importance, notamment à l’adolescence où cette place de sujet est fragile, du prénom et du nom. Il faut faire attention de ne pas se tromper quand on nomme un adolescent, car lui-même où les autres ne manqueront pas de le faire remarquer et insisteront dessus. C’est par exemple le cas lors du premier jour d’école lorsque  le professeur fait l’appel. S’il se trompe ce sera l’occasion de rigolades ou de réflexions. La mère signifie donc à l’enfant, par l’énoncé « c’est toi » par exemple, sa position de sujet avec toutes les difficultés que cela comporte. Tout d’abord, cette image est aliénante car la mère y projette des choses et elle anticipe une unification comme nous l’avons vu. De plus, cette image n’est pas vraiment lui car elle ne le représente pas entièrement. En ce sens l’image a un effet castrateur, comme le souligne Dolto avec la notion de « castration symboligène ». Ceci explique le fait que Lacan parle de « drame » en ce qui concerne le stade du miroir et ceci  du fait aussi que toute notre vie nous sommes à la recherche de cette image qui n’a jamais vraiment existée car elle est une anticipation. 

 

Il apparaît donc que la fonction de sujet s’établie par le langage et ceci est appuyé par le fait que nous ne soyons ‘sujet’ que d’une parole. « Je » est un signifiant, il  appartient au registre symbolique. Le langage est ce qui distingue l’homme des autres espèces, il nous caractérise. Mais il est surtout primordial car il fait communication et acte. Le langage est le seul moyen que l’on ait pour atteindre le sujet. C’est pour cela que la cure psychanalytique se fait par le langage. Ceci est d’autant plus important chez Lacan, qui dit de l’inconscient qu’il est structuré comme un langage. Pour modifier quelque chose chez un sujet, faire acte, il faut toucher à sa structure langagière, percevoir « lalangue » du  sujet. Le langage fait acte. D’ailleurs, lorsqu’un individu ne peut pas dire quelque chose, il fait des acting-out. Il met en scène ce qu’il n’arrive pas à formuler, ce qui est souvent le cas à l’adolescence. Mais ceci peut-être dû au fait que l’adolescent ne se sente pas écouté, d’où le bénéfice d’un lieu, qui accueil toute parole est la prend en considération, ce qui est important à cet âge. Le langage est la seule partie que l’on ait pour être en communication avec un sujet qui est en acte avec le langage. Lorsque l’adolescent abdique sur sa subjectivité, en disant que ce n’est pas lui qui est responsable d’un acte alors que c’est le cas, le seul moyen d’action que l’on ait est le langage. On lui rend sa subjectivité par la parole car c’est l’unique façon d’inscrire un sujet.

Ceci permet d’introduire le langage comme moyen d’appartenir à un même « monde ». La parole permet de tisser un lien avec autrui. La folie peut être comprise, dès lors, comme une chute de ce tissage, d’où le fait que l’on ait tendance à objectiver les malades. Mais plutôt que de les exclure définitivement, on peut essayer de recréer le lien par la parole. L’adolescence, elle, pourrait être envisagée comme le moment où l’on accède à cette parole du monde, ce langage commun. On devient un sujet dans ce tissage.

 

 

 

            L’adolescence apparaît donc comme un temps décisif où de grands changements s’opèrent, tant sur le plan de la sexualité que sur le plan psychique. R. Cahn parle d’ailleurs de l’adolescence comme d’une aventure : « l’aventure de la subjectivation ». Le complexe d’Oedipe y joue un grand rôle, car il permet d’émerger de la dualité et de devenir un sujet désirant, on peut parler de « désaliénation du pouvoir de l’autre ou de sa jouissance »[9]. A l’adolescence il va y avoir une réactualisation du complexe d’Œdipe du fait de la promesse œdipienne et de la maturité sexuelle qu’implique cet âge.

 

 

 

[1] Les trois essais sur la théorie sexuelle de Freud, 1905.

[2] Les trois essais sur la théorie sexuelle de Freud, 1905, édition Gallimard page 165.

[3] L’inquiétante étrangeté de Freud, 1919.

[4] Les trois essais sur la théorie sexuelle de Freud, 1905, édition Gallimard page 165.

[5] Les trois essais sur la théorie sexuelle de Freud, 1905, édition Gallimard page 165.

[6] L’adolescent dans la psychanalyse de R. Cahn, 1998, édition Presse universitaire de France page 54.

[7] Psychologie des masses et analyse du moi in les œuvres complètes de Freud, 1921, édition presse universitaire de France page 44. 

[8] Ibid page 42.

[9] L’adolescent dans la psychanalyse de R. Cahn, 1998, édition Presse universitaire de France page 52.