La souffrance au travail est un sujet d’actualité ; nous entendons, dans le discours sociétal que le travail serait lieu de souffrances mais qu’est-ce à entendre exactement ? Le mot de souffrance nous place dans le champ du symptôme, qu’il s’agisse d’une souffrance corporelle ou psychique. Mais est-ce le travail qui suscite le symptôme ou le symptôme qui s’exprime dans ce lieu travail ? Cette nuance me semble être de la plus haute importance. L’absentéisme au travail, les arrêts maladie, les arrêts de travail sont autant de signaux qui viennent indiquer une souffrance mais la lecture faite de ces signaux est aussi importante que les signaux eux-mêmes.
 
Nous pourrions entendre que ce sont les conditions du travail qui produisent des effets de souffrances sur les êtres et cela serait audible. Il existe des directions malveillantes, des rapports hiérarchiques abusifs ou bien d’autres situations délétères mais dans cet axe de réflexion, nous serions dans le champ social voire légal et non plus le champ psychanalytique. Non pas que l’un exclut les autres, tant s’en faut, mais il ne s’agit pas du même registre et les mélanger amènerait à des confusions et des raccourcis erronés. Pour nous en tenir à notre champ, nous avons à nous centrer sur les associations libres.
 
Le travail est une thématique centrale dans les cures de patients et psychanalysants voire même un motif de consultation. Pourquoi certains ont un rapport au travail agréable là où pour d’autres ce rapport est compliqué ? Il est vrai qu’il peut y avoir des contextes de travail délétères, et clairement à faire évoluer, mais comment entendre que dans des contextes similaires certains soient en souffrance et d’autres non ? Ces questions ne visent pas à culpabiliser ou pointer de bons ou mauvais élèves mais à indiquer la part de l’être et donc, et surtout, sa part de possibilité d’action. Ainsi, ce questionnement ne vise pas la recherche de la faute mais bien la responsabilité, deux mots parfois confondus. Remettre la responsabilité de l’être dans l’affaire, c’est justement remettre la question du désir au premier plan, la responsabilité engage mais permet aussi d’agir et non plus d’être en position de victime en souffrance[1]. Ce que nous pouvons entendre, en séance, c’est que le travail occupe une part importante de la vie mais surtout qu’il est support de reviviscence d’éléments concernant la vie intime des êtres.
 
Félicien parle beaucoup de son travail dans sa cure, sur le mode du devoir faire. Il doit finir tel ou tel article mais évoque combien les échéances ne font apparaître son travail que sur le mode de la besogne. Il pense ces derniers temps à changer de travail mais là aussi, il va devoir faire, et c’est précisément ce qui le freine. Ce qui est intéressant dans cet exemple c’est qu’il s’agit d’un travail en « freelance ». Il n’a pas de collègues, ni de hiérarchie mais cela ne lui rend pas le travail plus aisé pour autant. Ses associations de pensées le mènent justement à repérer qu’il a choisi un travail qui lui fait ressentir qu’il ne peut compter que sur lui-même et qu’il est très seul, comme lorsqu’il était enfant. « Je n’ai jamais pu compter sur mes parents qui étaient trop occupés par eux-mêmes ». « Je dois être là pour eux, surtout ma mère, mais eux ne sont jamais là pour moi, ils ne me connaissent pas ». « C’est toujours moi qui dois faire ! ». Lorsque ce « je dois » est examiné en séance, cela est pour le moment un devoir implacable mais aussi irréalisable, qui produit l’effet de l’accabler et non de lui permettre de travailler.
 
Max, lui, travaille en équipe dans le domaine informatique des dessins animés, sur Paris, où le travail en groupe est nécessaire pour exécuter les tâches. Il est, lui aussi, sur le départ, c’est-à-dire évoquant régulièrement qu’il va partir car il ne supporte plus le travail avec les collègues qui ne reconnaissent pas ce qu’il fait. « C’est à croire que personne ne comprend ce que je fais ». Ce qui le fait souffrir est son manque de reconnaissance et la haine qu’il éprouve pour tous ses collègues de travail et davantage encore pour sa patronne. Il pointe le fait que cette haine est la seule possibilité, pour lui, d’envisager de changer de travail : « Comme si pour pouvoir me séparer je devais haïr, sauf que je suis pris dans des trucs de culpabilité ». Ces trucs, comme il dit, le mènent vers la voie de sa relation à ses parents et de sa difficulté à se séparer d’eux, quand bien même il ne vit plus avec eux depuis longtemps. « Dernièrement j’ai essayé de dire ce que je pensais à une collègue mais après je me suis dit qu’elle allait me détester maintenant et c’était horrible. C’est du fantasme car elle a rien dit et c’est moi qui porte la haine ». En ce point, il poursuit en associant ses pensées concernant ses parents et l’impossibilité de leurs dire ce qu’il pense. « Je culpabilise avec mes parents de pas être là, j’ai l’impression que le désir serait plus simple si j’étais séparé ». « J’aimerais arrêter d’avoir peur de ce que je vais dire ». Cette dernière phrase laisse entendre toute la difficulté d’assumer sa parole et son désir ainsi que les difficultés qui peuvent en résulter notamment dans cette souffrance au travail.
 
Enfin, Camille illustre finement, avec ses propos, comment le désir peut en venir à être noyé par un rapport écrasant au travail, ne laissant que peu d’espace pour faire place au désir de travailler ou au désir plus largement. « Que ma vie toute entière soit tournée vers le boulot fait que je déteste le boulot. Le boulot ou rien. Il n’y a pas d’épanouissement à faire que travailler. Manque de choix car c’est ça ou rien ». Lorsque je l’invite à nommer « ça », la séance se poursuit sur son rapport à sa mère avec laquelle c’était et c’est, car ce n’est pas encore réglé pour Camille, toujours dans le « comme ça ou rien », c’est-à-dire un positionnement totalitaire où le désir de sa mère prend toute la place, n’en laissant aucune pour que l’idée d’un désir propre affleure.
 
La question de l’investissement libidinal pris dans le symptôme plutôt qu’être utilisé pour aimer et travailler….
 
L’interrogation dans l’argument du colloque est : comment la psychanalyse peut-elle dénouer ce qui est en jeu dans ces souffrances et faire advenir un désir de travailler ? Ce qui est intéressant tout de même avec ce verbe « travailler », c’est qu’il est dans son étymologie rapporté à « tourmenter », « faire souffrir ». Il est d’ailleurs coutume de nos jours de dire « être travaillé par quelque chose » pour désigner ses maux. Alors, comment passer de la souffrance au désir de travailler ?
 
Voici ce que Freud indique dans « Les leçons d’introduction à la psychanalyse » :
 
« La différence entre la santé nerveuse et la névrose se limite donc à l’aspect pratique et se définit d’après le succès suivant : est-il resté ou non à la personne un degré suffisant de capacité de jouissance et de réalisation ? La différence se ramène vraisemblablement au rapport relatif entre les montants d’énergie restés libres et ceux qui sont liés par le refoulement, et elle est de nature quantitative, non qualitative. »[2]
 
La visée de la cure psychanalytique est de permettre de libérer la libido attachée à des voies mortifères, celle du symptôme en est un des meilleurs exemples, afin de pouvoir utiliser cette énergie dans la voie de la construction, de la réalisation, comme l’écrit Freud. Ce que la voie d’une psychanalyse et éventuellement d’une psychothérapie permet d’entendre n’est plus un rapport de souffrance au travail mais le rapport de l’être au travail, à savoir non pas les symptômes qui s’expriment au sein du lieu travail mais plus largement son rapport au travail, qui lui s’inscrit dans les coordonnées du rapport de l’être à son désir.
 
Dans le travail il y a une facette de labeur mais cela n’induit pas qu’il s’agisse de souffrance, qui indique la bascule dans le sens symptomatique du terme. Même si travailler coûte, engage, un plaisir peut s’y associer, si la voie libidinale est fluide et non plus inhibée. Or, pour parvenir à cette fluidité, il y a dans un premier temps à mettre à jour les résistances et encombrements. Pour que le désir puisse émerger et s’allier au travail, il y a à éclairer cette dimension subjective de l’être dans son rapport à son désir. Aussi, débuter une psychothérapie sur Paris 10 peut être une possibilité. 
 
Voici ce que pourrait s’entendre, en lieu et place de « quelles souffrances au travail ? » : en souffrance au travail. En souffrance se dit d’une lettre, d’une affaire qui attend d’être réglée. C’est précisément la voie qu’offre la psychanalyse, à savoir s’atteler à régler cette souffrance qui se réactive dans différentes sphères de la vie, qu’il s’agisse du couple, de la vie de famille, des liens amicaux ou encore du travail. Et, pour se faire, l’Œdipe – thématique des derniers colloques du RPH – est la voie à suivre car c’est là l’encombrement libidinal à dénouer pour pouvoir lâcher les amarres, afin de vivre sa vie et non la souffrir. Pour finir sur cette question du travail, voici la fable de Jean de La Fontaine : « Le laboureur et ses enfants »[3].
 
« Travaillez, prenez de la peine :
C’est le fonds qui manque le moins.
Un riche Laboureur, sentant sa mort prochaine,
Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.
Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l’héritage
Que nous ont laissé nos parents.
Un trésor est caché dedans.
Je ne sais pas l’endroit ; mais un peu de courage
Vous le fera trouver, vous en viendrez à bout.
Remuez votre champ dès qu’on aura fait l’Oût.
Creusez, fouiller, bêchez ; ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse.
Le père mort, les fils vous retournent le champ
Deçà, delà, partout ; si bien qu’au bout de l’an
Il en rapporta davantage.
D’argent, point de caché. Mais le père fut sage
De leur montrer avant sa mort
Que le travail est un trésor. »
 
 

Références bibliographiques :

 
Freud, S. (1915-17). Leçons d’introduction à la psychanalyse, XXVIIIe leçon – La thérapie analytique, in Œuvres Complètes, Vol. XIV, PUF, Paris 2000.
 
 
 
 
[1] C’est en ce point que depuis plusieurs années, Fernando de Amorim propose un dispositif, la Consultation Publique de Psychanalyse (CPP), afin de permettre aux personnes en souffrance, quels que soient leurs moyens financiers, de rencontrer un psychothérapeute ou un psychanalyste. Ce, afin d’éclairer cette souffrance et surtout s’approcher de son désir à partir duquel construire une façon de vivre sa vie et non plus la souffrir.
[2] Freud, S. (1915-17). Leçons d’introduction à la psychanalyse, XXVIIIe leçon – La thérapie analytique, in Œuvres Complètes, Vol. XIV, PUF, Paris 2000, p. 476.